Aldor (le podcast)
Aldor (le podcast)
Aldor
Un site avec des mots, des images et des sons
L’Art de la joie (de Goliarda Sapienza)
Lluís Masriera i Rosés, Ombres reflectides (c) MNAC, Barcelone Il y a, chez les êtres authentiques et libres, chez celles et ceux (plutôt celles, je pense) qui refusent viscéralement de se laisser emprisonner par les convenances, une énergie, une joie, une beauté profondes et rayonnantes qui font se ressembler, malgré toutes leurs dissemblances, Modesta, l’héroïne rebelle de L’Art de la joie, et Dagny Taggart, l’extraordinaire cheffe d’entreprise de La Grève ; et dans les similarités qui se dessinent entre ces deux personnages, on perçoit les affinités qui, au-delà de tout ce qui les oppose, rapprochent les deux autrices : Goliarda Sapienza, héraut d’une sorte d’anarcho-féminisme, et Ayn Rand, idéologue du libertarisme. Ayn Rand (à gauche) ; Goliarda Sapienza (à droite) L’Art de la joie est l’histoire de Modesta, une sicilienne née au début du XXème siècle, qu’on découvre lorsqu’elle a quatre ans et qu’elle se débat pour ne pas être totalement écrasée par la misère et l’horizon de désespoir que referment sur elle sa mère crasseuse et sa sœur trisomique, et qu’on suit jusqu’à la soixantaine, ayant surmonté et s’étant aguerrie, enrichie, épanouie de tous les accidents, de tous les malheurs, de toutes les rencontres et de toutes les amours vécues. Modesta incarne la vie, la force de la vie, contre tout ce qui la retient, tout ce qui la contraint, tout ce qui l’empêche de se déployer librement. Elle fait penser à ces fleurs sauvages qui, nées sous un amoncellement de pierres, savent se tracer un chemin à travers la roche, la faire éclater parfois, pour s’élever vers la lumière. Elle est à la fois infiniment généreuse et infiniment égoïste, intransigeante et douce, volage et fidèle, sage et iconoclaste, engagée et totalement indépendante. J’ai utilisé tout à l’heure le terme de “viscéral”. C’était réfléchi : la boussole de Modesta, en effet, sa conscience (y compris l’extraordinaire bonne conscience dont elle fait parfois étonnamment preuve), son guide dans les choses de l’amour comme dans ses décisions, ses engagements, ses choix fondamentaux, c’est son corps, ou encore ce qu’elle nomme, vers la fin de l’ouvrage, l’intelligence de la chair. C’est par le toucher, la caresse, le plaisir l’amour, par la puissance des liens qu’elle entretient avec ses amantes et ses amants, la fascination qu’elle accepte d’exercer et celle qu’elle accepte de ressentir, c’est en se laissant volontairement entraîner par le flux puissant de l’amour que Modesta se dirige dans le monde, se fiant, plus qu’à tout autre chose, à l’intuition de ses désirs. Ni les interdits moraux,
Nov 23, 2023
6 min
Bernard Marx et le meilleur des mondes
Cela m’est apparu il y a quelques jours, tandis que je relisais le livre : je crois que je me suis depuis toujours identifié à Bernard Marx, le héros pas très glorieux du Meilleur des mondes. Et je crois aussi que j’ai toujours ressenti un certain attrait pour ce Brave new world, pour ce monde qui, s’il relève en partie du cauchemar, a aussi pour lui d’être simple, infiniment simple à vivre. Bernard Marx est ce membre de la caste dominante Alpha plus qui, contrairement à ses congénères, grands et élancés, est de petite taille. Il en ressent un complexe qui se traduit en jalousie envers ses collègues masculins, mépris envers les femmes qui préfèrent plus sportifs et plus joyeux que lui, rancune à l’égard de cette société où il est l’un des rares à ne pas se sentir bien. Mal à l’aise avec les autres, notamment avec les membres des castes inférieures, Deltas et Epsilons, qu’il soupçonne toujours de manquer de considération à son égard du fait de sa taille, il joue les esprits libres et critiques vis-à-vis de ce monde empâté dans la consommation effrénée des choses, des matières et des corps, dans l’absorption sans fin de loisirs et de drogues, dans le rejet continuel de ce qui demande temps, effort ou attention. Mais cette hostilité n’est que circonstance ; qu’on lui donne l’occasion de passer du bon côté de la barrière, de rejoindre le camp des adulés et des puissants, et ses dégoûts disparaissent : il se vautre alors avec délices dans ce qu’il ne prétendait abhorrer que faute d’y atteindre. La vérité de Bernard Marx, qui apparaît progressivement dans le roman (et qu’il découvre peut-être lui même peu à peu, avec surprise et tristesse), est qu’il est veule ; que son esprit ne vaut pas mieux que son corps contrefait ; et que celui-ci est finalement à l’image de son âme : difforme et ratatinée. Le jeune adolescent que j’étais à la première lecture de ce livre a été marqué par le portrait de cet homme avec lequel je me voyais, sentais et craignais un certain nombre de points communs (m’avait-on, à moi aussi, versé de l’alcool dans le sang ?). Et tout comme lui, j’avais, vis-à-vis de la société décrite dans le roman, des sentiments mêlés : je partageais évidemment l’horreur de John, le jeune sauvage, à l’égard de ce monde qui avait érigé l’inculture, la consommation effrénée, l’immédiateté et la superficialité en règle de vie. Mais qu’il devait être reposant d’être conditionné, de ne pas devoir se battre pour devenir ce qu’on devait devenir, de se sentir toujours exactement à sa place : «Les enfants Alphas sont vêtus de gris. Ils travaillent beaucoup plus dur que nous, parce qu’ils sont si formidablement intelligents. Vraiment, je suis joliment content d’être un Bêta, parce que je ne travaille pas si dur. Et puis, nous sommes bien supérieurs aux Gammas et aux Deltas. Les Gammas sont bêtes. Ils sont tous vêtus de vert, et les enfants Deltas sont vêtus de kaki. Oh, non, je ne veux pas jouer avec les enfants Deltas. Et les Epsilons sont encore pires. Ils sont trop bêtes pour savoir…» Elle était bien confortable, bien reposante, cette société pré-câblée, dans laquelle chacun, sauf exception, était d’avance reconnu comme occupant légitimement la place qu’il occupait, et où nul, sauf quelques-uns, ne semblait éprouver les affres de la différence. Et puis il y avait le sexe, vidé de ses résonnances sentimentales et affectives, émasculé de l’amour,
Oct 19, 2023
5 min
Koyaanisqatsi
Koyaanisqatsi est un mot hopi signifiant vie déséquilibrée ou vie qui se désagrège. C’est le nom d’un film qui fut projeté hier en touche finale de la passionnante journée Nous ! le vivant, qu’organisaient, rue d’Ulm, à Paris, l’École normale supérieure, l’École nationale supérieure des arts décoratifs, le Museum national d’histoire naturelle et le journal Libération. Réalisé en 1982 par Godfrey Reggio, Koyaanisqatsi montre, sur une musique lunaire de Philip Glass, les images d’un monde qui devient fou, emporté par la folie des hommes. Pas de paroles, pas de mots. Seulement une suite d’images, sublimes, et le discours de la musique, qui tentent l’une et l’autre d’illustrer trois prophéties hopis qui ne seront expliquées, comme le titre lui-même, qu’à la fin du film : l’une qui parle des désastres qui découlent de l’exploitation des ressources ; la deuxième des réseaux de communications tissés sur la planète comme des toiles d’araignées ; et la troisième des chaudrons de feu qui un jour tomberont du ciel. * If we dig precious things from the land, we will invite disaster. * Near the Day of Purification, there will be cobwebs spun back and forth in the sky. * A container of ashes might one day be thrown from the sky which could burn the land and boil the oceans. Des paysages, des ciels, des nuages, des eaux, des machines, des routes, des explosions, des autoroutes, des microprocesseurs, des immeubles et des villes immenses. Et au milieu de tout ça, des hommes et des femmes tournés en accéléré, qui, à pied, en voiture ou en rames de métro, s’agitent, s’agitent comme les insectes d’une fourmilière qu’on aurait dérangée, courant dans tous les sens. Et quand ils ont fini de courir de leur pas saccadé, quand enfin ils font une pause dans leur course de canards sans tête, quel désabusement dans leur regard ! Les humains mis à part, pas d’animaux dans cette heure et demie d’images qui défilent : nous sommes devenus le seul vivant, le seul maître des choses, un démon terraformeur, constructeur et destructeur, seul être qui ait encore sa place sur cette planète tissée de réseaux. Jusqu’où cela ira-t-il ? Jusqu’où cela pourra-t-il aller ? Le film suit une courbe qui s’accélère jusqu’à l’explosion finale, qui n’a rien d’un orgasme mais tout de l’éclatement de cette grenouille prétentieuse voulant se faire plus grosse que le boeuf. C’est dans la chute, longuement filmée et tournoyante, d’un moteur de fusée dont on avait vu l’envol enflammé que se termine ce récit sans paroles. On peut voir Koyaanisqatsi sur Archive.org. On peut aussi n’écouter que la musique de Philip Glass sur divers sites, dont celui-ci.
Sep 24, 2023
3 min
Elizabeth Costello (de J. M. Coetzee)
Deux agneaux à Aixe-sur-Vienne (Haute-Vienne) Elizabeth Costello, l’héroïne du roman portant son nom, passe son temps à franchir le point Goodwin et les bornes de la bienséance en dressant des parallèles entre les camps nazis et les grands abattoirs. Elle provoque ainsi la gêne irritée de son auditoire et celle de son fils, lui-même professeur d’université, qui trouve sa mère bien encombrante avec son antispécisme, son franc-parler et ses manières si peu policées. Mais une fois reconnu qu’effectivement, les camps nazis et les grands abattoirs, “ça n’est pas la même chose”, que dire ? Où placer la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui est moralement intolérable ? C’est à l’exploration pénible de ces questions difficiles que se livrent les divers personnages du roman, chacun incarnant une facette de la pensée de l’auteur, J. M. Coetzee. Tuer de façon industrielle des vaches, des moutons ou des poulets n’est pas la même chose que tuer de façon industrielle des hommes, des femmes et des enfants, cela est entendu. Mais pourquoi, exactement ? C’est parce qu’elle s’acharne à poser cette question sans se soucier du malaise qu’elle suscite ni se contenter de l’évidence du “ça n’est pas pareil” le plus souvent invoqué, que son fils John éprouve pour sa mère à la fois honte et admiration. S’il existe une condamnation générale des Allemands ayant vécu adultes pendant la Deuxième guerre mondiale, déclare Elizabeth Costello lors d’une de ses premières conférences, ce n’est pas à cause du conflit provoqué par le pouvoir nazi mais à cause de leur méconnaissance du sort réservé aux juifs, parce que cette méconnaissance, eu égard à la rage antisémite du régime, couvrait évidemment une ignorance volontaire, qui n’est pas très loin de la complicité. Or c’est de cette même “méconnaissance” que nous faisons preuve à l’égard de ce qui se passe dans les abattoirs et les élevages industriels. Alors certes, vaches, moutons et poulets ne sont pas des humains, non plus que les chimpanzés ou les bonobos, qu’on met pourtant en cage et qu’on utilise pour des expériences. Mais où est la différence radicale qui rendrait acceptable dans un cas ce qui ne l’est pas dans l’autre ? Descartes pense qu’elle réside en l’usage de la raison, considérant à juste titre que c’est elle (et aussi, même si c’est moins noble, la capacité d’évacuer efficacement la chaleur, et donc de traquer le gibier, que nous donnent les poils dont nous sommes dotés) qui a permis aux êtres humains d’occuper leur place éminente dans le règne animal. C’est ce primat accordé à la raison qui justifie ces expériences sur les primates, où l’on rend une tâche progressivement plus difficile, pour voir comment ils s’en débrouillent, et d’où l’on déduit une estimation de l’intelligence, sans se demander si la réalisation de cette tâche, conçue par des humains, est forcément le but que se donnent tous les êtres vivants. Mais s’agissant de donner la mort, la capacité de superposer deux caisses pour atteindre une banane suspendue à un fil est-elle le critère pertinent ? Sans doute est-ce cette faculté, que nous partageons avec les autres grands singes, qui nous rend si exceptionnels, si singuliers, si dignes, mais tout se résume-t-il en cela ? S’agissant d’organiser la vie et la mort, puisque nous nous sommes donnés ce pouvoir, n’est-ce pas plutôt à l’aune de la capacité commune de souffrir,
Aug 14, 2023
5 min
Une chambre à soi (de Virginia Woolf)
Louis Charlot, Le lever, Musée Rolin, Autun “Il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction.” écrit, dès la deuxième page de son livre, Virginia Woolf dans Une chambre à soi. On ne lui avait pas tout à fait demandé cela. On lui avait demandé un texte sur les femmes et le roman et peut-être attendait-on (quoique j’en doute ; on devait bien savoir à qui l’on s’adressait) un essai sur la sensibilité particulière des femmes ou un hommage à Jane Austen ou aux sœurs Brontë. Mais non : Virginia Woolf répond d’une tout autre manière à la commande qui lui a été faite, nous emmenant avec elle (avec son alter ego, plutôt, Mary Beton), dans un long voyage qui commence à Oxbridge et se poursuit dans les activités, les tâches et les lieux dont les femmes furent si longtemps exclues, si longtemps absentes, à moins qu’elles ne s’y montrent curieusement présentes. Une chambre à soi, a titré Clara Malraux, la traductrice, là où le texte anglais ne parlait que de room. Mais elle a sans doute eu raison, Clara, qui s’y connaissait en fait d’encombrement de l’espace et d’étouffement par les hommes, de traduire ainsi. Car ce n’est pas seulement un bureau qui, pour Virginia Woolf, a manqué aux femmes, mais une vie, la possibilité d’une vie autonome. Dans la littérature, observe l’autrice, “les femmes flamboient comme des phares, dans les œuvres de tous les poètes depuis l’origine des temps, Clytemnestre, Antigone, Cléopâtre, lady Macbeth, Phèdre, Cressida, Rosalinde, Desdémone, la duchesse d’Amalfi dans les drames ; puis, dans les œuvres en prose : Millamant, Clarisse, Becky Sharp, Anna Karenine, Emma Bovary, Mme de Guermantes – les noms me viennent à l’esprit en foule et n’évoquent pas des femmes “manquant de personnalité et de caractère”. Vraiment, si la femme n’avait d’existence que dans les œuvres littéraires masculines, on l’imaginerait comme une créature de la plus haute importance, diverse, héroïque et médiocre, magnifique et vile, infiniment belle et hideuse à l’extrême.” Mais ça, c’est ce que racontent les livres : “En imagination, elle est de la plus haute importance, en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle envahit la poésie d’un bout à l’autre ; elle est, à peu de chose près, absente de l’Histoire. Dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conquérants ; en fait elle était l’esclave de n’importe quel garçon dont les parents avaient exigé qu’elle portât l’anneau à son doigt. Quelques-unes des paroles les plus inspirées, quelques-unes des pensées les plus profondes de la littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie pratique elle pouvait tout juste lire, à peine écrire et était la propriété de son mari.” Et Virginia Woolf de citer longuement ces hommes (en commençant, paradoxalement, par Périclès dont la compagne, Aspasie, était pourtant loin de vivre dans l’ombre de son compagnon) qui jugent les femmes incapables de briller (ou leur demandent – on n’en est pas a une contradiction près – de ne pas faire d’éclats). Elle constate qu’au delà même de cette injonction, les femmes n’ont jamais eu de temps à elles, étant toujours là pour les autres. Et que c’est cette place, ce rôle d’être pour les autres, pour les hommes qui les entourent notamment, qu’elles occupent dans la littérature,
Jul 29, 2023
7 min
Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce
Scabieuse de l’arboretum de Versailles-Chèvreloup L’acharnement contre cette femme qui tente de rejoindre l’AG de TotalEnergies en franchissant un sitting de manifestants, la rediffusion en boucle de sa video accompagnée de commentaires sexistes et fantasmés parce qu’elle porte des escarpins, c’est entre autres cela qui m’a fait relire le très beau livre de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. L’une des grandes et belles idées de ce petit livre joyeux et entraînant, c’est le refus de parvenir, cet appel à la résistance aux injonctions consuméristes du toujours plus, toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus chef, cette invitation à renoncer à l’envie et à cette façon de considérer ce que nous n’avons pas comme une perte. Pour des raisons politiques : parce que ce toujours plus, insatiable par construction, est moteur du pillage et de cette destruction de la planète dont les compagnies pétrolières sont un des symboles et instruments ; mais aussi pour des raisons éthiques, qui rappellent Simone Weil et les stoïciens : parce que c’est dans le renoncement, dans le holà mis à l’hubris qu’on peut mettre fin à ce que l’autrice appelle la rivalité mimétique et laisser place, faire place plutôt, à l’Autre, à la vie (et finalement à un soi-même plus authentique). “À la poignée d’ultrariches jouant entre eux à qui mieux mieux s’ajoute un autre phénomène, hélas plus massif : la rivalité mimétique, petite compétition du quotidien qui pousse à vouloir ce que possède l’autre et à tout faire pour l’avoir. Le patron, client, beau-frère, voisin, devient enviable en soi, et la question n’est pas de savoir s’il est heureux. Ni si son mode de vie, ou ce qu’il possède et que je n’ai pas me rendrait moi heureux. La question de la finalité ne se pose pas : je le veux, je le vaux, moi aussi j’y ai droit. Quel que soit l’objet, les conditions de travail pour le produire, son impact sur l’environnement, que j’en ai l’usage ou non. Dès lors, sans même parler de besoin – car on a bien le droit d’avoir envie de choses dont on n’a pas besoin – on confond désir singulier et désir programmé.” Une autre raison de renoncer, qu’illustre l’anecdote introductive, est cette sorte de fatalité qui conduit ceux qui ont du succès, qui sont en position de force, qui se sentent intelligentes, belles ou aimées, à devenir imbus d’eux-mêmes, bêtes et méchants, fatalité dont la conscience conduit les plus sensibles à éviter de se retrouver dans ces positions périlleuses où la réussite devient aveuglement : “Comme l’écrit la philosophe Cynthia Fleury, “la vraie civilisation, celle de l’éthique, est sans consécration”, et ces quelques années passées dans l’arène politique ont achevé de me convaincre qu’il vaut mieux parfois un joli succès d’estime qu’un engouement de masse qui relève presque toujours, à partir d’un certain seuil, du malentendu. “
May 29, 2023
7 min
Le Mont Analogue
“La porte de l’invisible doit être visible” répète Patti Smith dans Peradam, ce morceau-titre de l’album dont le nom renvoie à cette “seule substance, ce seul corps matériel auquel les guides du Mont Analogue reconnaissent une valeur.” Le Mont Analogue est cette montagne, la plus haute du globe, qui s’élève, invisible, au milieu des mers antipodiques, et qui ne se révèle, comme les péradams, qu’à ceux qui s’en sont montrés dignes (et ont peut-être été, pour cette raison, élus). René Daumal est mort avant d’avoir terminé son roman. Il nous quitte au détour d’une virgule posée par Théodore, le narrateur, laissant en suspens le récit d’un enchaînement de catastrophes nées de la mort d’un rat. Cette histoire d’équilibre écologique menacé par l’action des hommes est l’un des quelques contes qui s’enchâssent dans le récit principal, le troublent mais en éclairent peut-être le sens, à la façon d’une pierre précieuse, d’un péradam ou des disgressions qu’on trouve dans le Manuscrit trouvé à Saragosse ou Les Mille et une nuits. Le Mont Analogue lui-même est comme un syncrétisme des monts sacrés, depuis l’Olympe jusqu’au Sinaï, en passant par le Méru des religions orientales. Il est, comme le suppose le narrateur dans un article de la Revue des fossiles, la voie unissant la terre au ciel, le lieu de rencontre de l’homme et du divin, la porte permettant d’atteindre l’inaccessible en partant de l’accessible. Et comme cette porte est nécessaire, elle existe forcément. L’article tombe sous les yeux de Pierre Sogol, mélange de Pic de la Mirandole et de Georges Gurdjieff échappé du monastère ; et ce Pierre étant également convaincu de l’existence de cette montagne, ils décident tous deux de la trouver et d’en faire l’ascension, point de départ de l’aventure et du livre. Je ne ferai pas la narration de ce voyage qui, partant de l’inexistant 37, passage des Patriarches, aboutit en un lieu inconnu de nos cartes. Un mot seulement sur la méthode de recherche, qui me semble excellente : elle consiste à supposer le problème résolu et à en déduire toutes les conséquences logiques pour en trouver la solution. Un autre sur René Daumal dont je viens de découvrir (et je n’en reviens pas) qu’il donna des cours de sanskrit à Simone Weil. Et un dernier sur l’épisode qui intervient à la veille de l’ascension proprement dite : Pierre Sogol, jusqu’alors chef de l’expédition, abdique de son rôle de chef et dépose sa casquette galonnée “qui était couronne d’épines pour la mémoire que j’ai de moi”. L’adulte se dépouille de son personnage, laisse place au petit enfant qui se réveille, “un petit enfant qui cherche père et mère, qui cherche avec vous l’aide et la protection ; la protection contre son plaisir et son rêve, l’aide pour devenir ce qu’il est sans imiter personne.” Et c’est à cet instant que, dans le sable de la plage, est trouvé le premier péradam, cette pierre qui, comme tous les trésors vrais, ne se révèle qu’à qui ne la cherche pas. Et maintenant, un peu dans la même veine, un extrait du chapitre quatrième, qui évoque la cupidité intellectuelle et la nécessité de l’extirper pour pouvoir commencer vraiment l’ascension vers le sommet. “L’étrange structure géologique du continent lui valait la plus grande variété de climats et l’on pouvait, paraît-il, à trois jours de marche de Port-des-Singes, trouver d’un côté la jungle tropicale, d’un autre des pays glaciaires,
Feb 15, 2023
9 min
Pieds nus sur la terre sacrée : analogie, analyse, nature et domination
Un tableau de Jaider Esbell Dans un petit recueil intitulé Pieds nus sur la terre sacrée, Teresa Carolyn McLuhan a réuni des textes écrits ou prononcés par des Indiens d’Amérique entre le XVIIème et le XXème siècle. On y découvre des discours, des propos, des extraits de lettres, des morceaux d’entretiens, qui disent les relations entretenues par les Indiens avec la terre, les arbres, les plantes, les animaux, le ciel ; leur proximité avec la nature et le respect qu’ils avaient pour elle ; leur rencontre et leur rapport avec les Européens puis les néo-Américains, leur incompréhension mutuelle, l’immense malentendu qui les sépare. Il existe certainement de multiples raisons à ce malentendu. L’une d’elles me semble être l’approche contraire que les uns et les autres ont des choses, la tournure inversée d’esprit : les Indiens appréhendent le monde sur le mode de l’analogie ; les Européens sur celui de l’analyse. L’analogie discerne les correspondances, les identités partagées, les résonances chantées par Ralph Waldo Emerson, le sentiment océanique de Romain Rolland, l’esprit et la magie des lieux ; elle est naturellement animiste et respectueuse de l’unité de la Maison commune. L’analyse, quant à elle, repère les différences, distingue, décompose, voit la partie avant le tout et dans le tout voit la partie ; elle dénombre et démembre, et voit le territoire, le territoire charnel fait d’histoire et de liens, comme un espace. La terre a été créée avec l’aide du soleil et elle devrait être laissée telle quelle était… Le pays a été fait sans ligne de démarcation et ce n’est pas le rôle de l’homme de le diviser… Je vois les Blancs s’enrichir à travers tout le pays et je connais leur désir de nous donner des terres sans valeur… La terre et moi sommes du même esprit. La mesure de la terre et la mesure de nos corps sont les mêmes…Mais ne vous méprenez pas et comprenez bien la raison de mon amour pour la terre. Je n’ai jamais dit que la terre était mienne pour en user à ma guise. Chef Joseph, chef des Nez percés Entre Européens et Indiens, chacun voit et privilégie une partie de la réalité ; et chacun est le barbare, l’aveugle de l’autre. Mais la relation est cependant dissymétrique car l’esprit analytique, qui trie, classe, cherche les rapports et les causalités, est considérablement plus agile, plus productif, que ne l’est l’esprit analogique, qui ressent, vibre aux harmonies mais en reste quelque peu désemparé. Je me souviens, ainsi, d’être resté muet, un jour, sur la grande plage de Vierville, tandis que Katia me demandait d’expliquer pourquoi j’aimais tel ou tel tableau, ce dont j’étais totalement incapable… De cette capacité algorithmique à décomposer et à décrire le monde, les esprits analytiques tirent un profond sentiment de supériorité, que vient confirmer leur maîtrise incontestable des sciences et des technologies. Pas un seul instant, les Européens et les néo-Américains n’imaginent qu’ils aient, de leur côté, quelque chose à apprendre des Indiens ; cette hypothèse ne leur ...
Nov 6, 2022
7 min
La montagne magique (de Thomas Mann)
Hans Castorp, un jeune Hambourgeois qui se destine à une carrière d’ingénieur naval, rend visite à son cousin, Joachim, soigné dans un sanatorium de Davos, en Suisse. Venu pour un séjour de trois semaines, il demeurera sept ans dans la montagne. Et c’est là, en haut, loin de la société et des préoccupations ordinaires, qu’il grandira, se découvrira, s’épanouira à la vie et au monde. La montagne magique est le récit de cette initiation. Un récit long, où le temps coule parfois lentement, au rythme de ces journées à la Shining, dans lesquelles tout est fait pour remplir de bruit et d’action le silence et la blancheur d’un monde neigeux et immobile ; et où parfois il s’accélère parce que quelque chose, soudain, se passe, avant d’être oublié, ou relégué dans la malle aux souvenirs, comme le sont, dans le vaste hôtel, les souvenirs des morts, leur chambre une fois désinfectée et laissée aux nouveaux arrivants. Il y a, au long de ces deux mille cinq cents journées passées à passer de goûter en souper, de séances de repos obligatoire en temps de pause avant dîner, des petites éducations, des petites leçons à la Bouvard et Pécuchet ; ces passions qui, pendant quelques jours ou quelques semaines, entraînent Hans ou l’ensemble des résidents dans leur ronde, focalisant leur attention sur un hobby, une science, un sport particulier, puis retombant pour renaître sous un autre avatar. Hans, dans ces moments, est particulièrement touchant, mettant toute son énergie à apprendre et à approfondir. Et puis il y a les cours magistraux. Moins les vrais cours sur l’amour du Docteur Krokowski que les cours sur le tas, les cours par frottement des esprits, des humeurs, des mots et des regards que donnent à Hans le franc-maçon Settembrini, le jésuite Naphta, la très belle et très orientale Clavdia Chauchat et l’étrange et fascinant Peeperkorn. L’une des grandes magies de la montagne est l’enseignement magistral recu de ce cotoiement, de cette ronde d’êtres si dissemblables dans laquelle Hans puise la déraison, cette admirable compréhension des choses qui lui permet de se hisser au dessus de ses maîtres. Ronde des jours, ronde des amitiés, ronde des thèses et des antithèses débattues par Settembrini et Naphta, ronde de la vie et de la mort, ronde de cet amour libérateur et mystérieux que dansent ensemble Clavdia et Hans. Ronde et spirale ; spirale plus que ronde, d’ailleurs, car tout cela s’élève, et le retour, jamais, n’est similaire à l’arrivée première. Même dans ce monde minéral, le temps coule et ne peut être retenu. Et maintenant, le beau portrait que dresse de lui-même Hans Castorp, ce “naïf et frêle enfant de la vie”, comme le surnomme Settembrini (traduction de Claire de Oliveira) : “Je suis depuis assez longtemps ici, en haut, je ne sais pas trop depuis combien de temps mais ce sont des années de ma vie. Voilà pourquoi j’ai employé le mot « vie » – quant à mon sort, j’y reviendrai, le moment venu. Moi qui croyais rendre une petite visite à mon cousin, ce brave militaire franc du collier, ça n’a servi à rien, je l’ai perdu, et je suis toujours ici. Je n’étais pas militaire, j’avais un métier de civil, vous l’avez peut-être entendu, un métier sérieux et raisonnable qui peut même, paraît-il, œuvrer au rapprochement des peuples ; mais cette profession, je n’y tenais pas particulièrement, je l’avoue, pour des raisons dont je dirai seulement qu’elles sont obscures… Tout comme les prémices des sentim...
Sep 28, 2022
5 min
L’équilibre (ou la quatrième vision d’Hildegarde)
Il devait en avoir, de la patience et de l’amour, Volmar, pour tenter de suivre, de décrire et de mettre en bon latin les visions d’Hildegarde, pour tenter d’ordonner, de canaliser comme dit l’autre, ce qui devait ressembler à un débordement sauvage et irrépressible. La quatrième vision du Livre des oeuvres divines, d’Hildegarde de Bingen, commence, comme les autres, par la description d’une image perçue par l’abbesse : “Je vis le firmament et toutes ses dépendances”. Mais très vite, l’image s’anime, se déploie, et la description, comme dans un rêve, se focalise sur un détail, puis un autre, puis délaisse l’image pour devenir récit : “nombreux étaient ceux qui encouraient bien des maladies, et légion ceux que la mort frappait.” Et dès la deuxième page, à la description initiale, se substitue la retranscription d’un discours, celui que livre une “voix du ciel” qui explique à Hildegarde la signification de ce qu’elle voit. L’essentiel de la vision consiste en cela : en ce commentaire d’une image complexe que Dieu dicte à Hildegarde, que Hildegarde retranscrit à Volmar, et que celui met par écrit et en bon latin. La quatrième vision (Manuscrit de Lucques) – (c) Utpictura18 Le commentaire, comme l’image, est une profusion d’idées qui s’enchaînent et rebondissent les unes contre les autres, dessinant un patchwork qu’il est impossible de résumer. Ce n’est pas une thèse, ce n’est pas un plaidoyer, ce ne sont pas des confessions, c’est comme une explication, une description du monde, une cosmogonie où l’univers, le monde, les planètes, les vents, les animaux sont autant de symboles, de moyens, de la pensée divine : voici ce que j’ai voulu faire, voici pourquoi j’ai fait cela. Dieu raconte sa création. Au cœur de la Création, la résumant tout entière, il y a l’homme ; l’homme qui ne fut pas toujours cela mais qui, après sa chute, a succédé à Lucifer comme héros de la Création. C’est de cette succession, et de l’opposition entre les humains et l’archange porteur de lumière que traite notamment la Quatrième vision : l’homme, ce microcosme en qui la Création converge et qui en constitue l’achèvement, a pour vertu fondamentale le discernement, cette qualité de tempérance, d’équilibre qui s’oppose à l’excès, à l’orgueil, de Lucifer : “L’âme aime en tout le discernement. Chaque fois que le corps de l’homme agit d’une quelconque manière sans discernement, en mangeant, en buvant, les énergies de l’âme s’en trouvent brisées. Toutes les actions doivent respecter ce discernement : l’homme ne peut toujours s’occuper du ciel. Une canicule exagérée brise la terre, des pluies excessives empêchent le lever de la semence, la terre ne produit des germes utiles que dans une juste conjonction de la chaleur et de l’humidité : de même c’est une juste tempérance qui garantit l’ordonnance et l’exécution, dans un bon discernement, de toutes les œuvres, célestes aussi bien que terrestres. C’est ce discernement que le diable a refusé et qu’il refuse encore, lui qui n’aspire qu’à des hauteurs ou à des profondeurs excessives : aussi ne se releva-t-il point de sa chute.” Par orgueil, Lucifer a voulu égaler ou dépasser Dieu dans le bien ; et c’est...
Jul 11, 2022
5 min
Load more