Improvisations (le podcast)
Improvisations (le podcast)
Aldor
Foin des préparations et des textes pensés ! Voici des mots cueillis aux lèvres.
L’enfant singe
Crânes de gorille et de chimpanzé juvéniles – Galerie de paléontologie, MNHN Je ne suis ni paléontologue, ni anthropologue, et n’ai aucune compétence en ces matières, mais quand je regarde, à la Galerie de paléontologie du Museum d’histoire naturelle, les crânes d’orang-outan, de gorille ou de chimpanzé juvéniles, je suis frappé par leur forme, très arrondie, très différente de celui des adultes de la même espèce, et très proche en revanche de celle des homo sapiens adultes. Comme si les êtres humains étaient des cousins juvéniles des autres grands singes, comme si la séparation de notre branche avec celle des chimpanzés et bonobos, il y a quelques sept millions d’années, avait simplement permis que se développe, comme espèce propre, une forme de singe toujours enfant. On l’a appris en comparant les espèces domestiquées aux espèces sauvages, notamment les chiens aux loups : la domestication se traduit souvent par le renforcement des caractères juvéniles des individus : les chiens sont joueurs et curieux comme des louveteaux et gardent ce tempérament lorsqu’ils deviennent adultes, à un âge où leurs cousins loups s’assagissent. Nous sommes un peu comme des chimpanzés et bonobos qui se seraient domestiqués eux-mêmes, privilégiant les traits et les comportements d’une éternelle adolescence. Je n’ai, je le répète, aucune compétence en ces matières. Ce que j’écris ici n’est donc que matière à songer, libre exercice de pensée. Mais je trouve assez tentante, assez riche, assez explicative, cette idée d’une évolution en partie régressive, l’hypothèse d’une apparition et d’un développement de l’humanité qui ne serait finalement que la naissance, l’expansion puis le triomphe d’un enfant-singe, d’une espèce dotée d’un gros cerveau mais figée dans son enfance, et en laquelle seraient indissociablement liées les immenses qualités et les quelques défauts des enfants – à moins que ce ne soit le contraire. Quelque chose comme des enfants rois qui, par leur énergie, leur curiosité, leur vivacité débordantes, auraient su conquérir le monde mais n’auraient pas encore appris à le gérer en bonne mère de famille et en useraient comme d’un jouet, sous l’oeil attristé mais impuissant de leur parentèle.
Jan 12
2 min
Réflexions sableuses
Pour une centaine de petits sablés, il faut (dans l’ordre de préparation) 2 œufs, 200 g de sucre (coco, c’est meilleur), 500 g de farine, 200 g de beurre (qu’on aura fait ramollir) Dans un grand saladier, on mélange vigoureusement, avec une cuillère en bois, les œufs et le sucre. On ajoute la farine puis on mélange à la main pour obtenir une pâte sableuse. On incorpore le beurre coupé en morceaux et on pétrit longtemps pour avoir une pâte qui se tient.  On fait reposer un quart d’heure au frigo tandis que le four préchauffe à 180 °C. On sort la pâte du frigo et, après avoir recouvert une surface de farine, on l’y étale sur une épaisseur de 3 ou 4 mm. On y découpe des biscuits avec une tasse, un verre ou, plus joliment, des formes. On les dépose sur une plaque et on fait cuire une dizaine de minutes. Si l’on a employé des formes (ce que je conseille), on a des sablés de plusieurs apparences. On en préfère probablement une (pour moi, ce sont les petits bonhommes de pain d’épice) et pourtant, on préfère à la fin obtenir des biscuits de plusieurs formes que d’une seule, même la préférée. C’est très étonnant et contre-intuitif, mais c’est comme ça. Le deuxième constat concerne l’irrégularité. Non seulement on préfère la diversité à l’uniformité mais on aime bien (du moins moi) que les biscuits ne soient pas tout à fait similaires, même ceux du même modèle : qu’il y ait un peu (un peu seulement, mais il est difficile de savoir ou commence le trop) d’irrégularité dans les formes, les angles, les épaisseurs, la couleur de cuisson. Quelques petits défauts ne nuisent pas à notre bonheur, et cette imperfection nous est même chère. Étrangement, le bonhomme de droite, avec sa jambe tordue, nous est cher. On pourrait le considérer comme raté mais on le voit plutôt comme mignon. Le troisième constat est le plus terrible : nous prenons un grand plaisir, quand le biscuit que nous mangeons a la forme d’un petit bonhomme, à croquer ses jambes, ses bras ou sa tête ; et la possibilité qu’ils nous offrent de laisser s’exprimer nos penchants sadiques ou anthropophagiques (peut-être l’un et l’autre) participe sans doute même de la préférence que nous avons pour ces figures si mignonnes et si adorables, d’autant plus mignonnes et adorables que nous pouvons les briser d’un coup de dents. Je sais bien, évidemment, quand je croque dans l’espèce de bras de mon espèce de bonhomme de pain d’épice, qu’il ne s’agit que d’un biscuit fait de farine et de sucre. Mais n’aurait-il pas cette forme de bras, mon plaisir serait moins grand. C’est incontestable mais aussi un peu troublant – ne le trouvez vous pas ?
Jan 5
3 min
Dépétitionnaires
La vérité d’une équation ne dépend pas de qui l’a écritePapier trouvé à Paris, le 16 septembre 2023 Je suppose que, lorsqu’on est une célébrité, les invitations à s’engager pour telle ou telle cause sont nombreuses et qu’on peut être amené, comme chacune et chacun d’entre nous d’ailleurs, à le faire trop rapidement, et à signer une pétition sans en bien relire les termes ou en en négligeant telle ou telle connotation. Il peut donc arriver qu’on puisse, à la relecture ou à la réflexion, regretter un engagement précipité, et il n’est pas illégitime qu’on puisse, dans certains cas, se désolidariser de la cause qu’on avait soutenue et demander à être biffé de la liste des signataires d’une pétition à laquelle on s’était joint. Mais demander à retirer sa signature au motif que l’initiateur ou l’initiatrice de la pétition professe, par ailleurs, des idées que nous ne partageons pas ou auxquelles, même, nous sommes franchement hostiles, voilà qui ne me paraît ni légitime ni sain. Une pétition est un texte, un texte qui a un sens et un objet. Et dès lors qu’il ne s’agit pas d’un texte littéraire ou poétique, ou de la parole retranscrite d’un dieu ou d’un prophète, ce sont ce sens et cet objet qui le caractérisent et le qualifient, et non la personnalité et les idées de son initiatrice, de son initiateur ou des autres signataires. Retirer sa signature d’une pétition au seul motif qu’elle fut lancée par une personne qu’on estime peu recommandable, c’est disqualifier la parole en considérant que les mots sont moins importants que celui qui les prononce. Or hormis les quelques cas déjà mentionnés, ce positionnement fait le lit de toutes les rigidités, de tous les blocages, de tous les conformismes et de tous les conservatismes ; et il est ici d’autant plus regrettable qu’il vient d’une certaine façon appuyer la thèse qu’on prétendait, justement, finalement dénoncer : dans l’affaire Gérard Depardieu, semble-t-on finalement dire, l’important n’est pas ce qu’il a fait ou dit, c’est Gérard Depardieu.
Jan 2
2 min
Inanité bavarde
Le verre vide de Katia dans le ciel gris du 30 décembre 2023 À la page 46 d’une feuille de route récemment publiée, pour concertation, par les pouvoirs publics, on trouve cette formule, placée en exergue : “Tous les acteurs souffrent d’une entropie encore trop importante qui empêche les projets de s’articuler correctement et de passer à l’échelle”. Je l’ai lue, relue, rerelue sans arriver à en trouver le sens et ai fini par me convaincre que, de sens, elle n’en avait pas. Ce sont juste des mots juxtaposés de telle manière qu’ils forment des phrases mais ces phrases ne signifient rien. Je ne suis pas sûr, pourtant, que cette phrase insensée ait été rédigée par une intelligence artificielle (IA). Je pense qu’elle a été conçue par un être humain mais selon les codes popularisés ces derniers temps par les cabinets de consultants, les media trainers et autres conseillers en communication, toutes ces entités qui hantent les allées du pouvoir et tentent de lui donner substance : multiplier les mots, les références, les allusions, les chiffres, faire masse, bien léché et joli, mais dans le respect de la plus stricte et la plus radicale inanité. Nous avons été trahis (et l’IA a hérité de ce défaut) par la qualité croissante de nos productions numériques. Nos planches de projection, nos graphiques de statistiques, nos organigrammes de projets, nos brochures, nos pages Internet, sont désormais si bien présentées, si bien mises en page, si facilement et rapidement attrayantes que nous pouvons désormais générer du rien de façon massive, ce que nous ne manquons pas de faire, surtout dans les secteurs où le “montrer qu’on fait” est aussi, voire plus important, que le “faire”. Ainsi, il y a quelques semaines, cette stratégie nationale biodiversité (quoi de plus important, pourtant, de plus essentiel ?) avec ses axes, ses sous-axes, ses objectifs, ses ambitions, et ses 333 pages d’actions et de mesures détaillant les enjeux, les pilotes, les parties prenantes mais dont on pressent, tellement c’est bien présenté, avec tellement de précision et de volonté de monstration opérationnelle, qu’il n’en sortira que du vent, que les auteurs le savent pertinemment et que c’est cette vacuité qu’ils tentent de recouvir, de voiler, de combler de ces centaines de pages. Ou encore ces labels, méthodologies de mesure et autres SBTi qui prolifèrent d’autant plus que, dans les faits, rien ne se passe (ou plutôt tout empire), ces labels qui se multiplient au motif d’aider les entreprises à réduire leur empreinte carbone, et qui habillent leur impuissance fondamentale à changer le cours des choses d’une inflation de protocoles, de critères, de stratégies qui ne changent rien à la catastrophe qui vient mais permettent de faire comme si. Nous nous complaisons dans le vertige mallarméen d’un néant qui se mire et trouve, ma foi, qu’il présente assez bien.
Dec 30, 2023
4 min
La liberté et le partage
Paris, les quais vus du Pont-Neuf, 27 décembre 2023 Le célibat a l’avantage de la liberté. Celle, petite, quand les enfants sont grands, d’aller et venir à son gré sans devoir rendre de compte à personne ; et la grande, l’immense liberté dont Georges Moustaki a su si bien parler. Il y en a sûrement d’autres. Les inconvénients, les peines, les tristesses sont légion. L’une des principales (pas la seule et pas forcément la plus pesante, mais le classement des désolations est changeant ; il dépend des moments, des jours, des saisons, de la couleur du ciel, de qui l’on croise et dont on a des nouvelles, de la joie qu’on ressent, des désirs, des frustrations, et peut-être, parfois, de notre croyance en la bonne figure que l’on fait, car il arrive que même les conseils de ce bon docteur Coué ne parviennent pas à combler le vide qui bée), l’une des principales peines, donc, au moins pour moi, est la fermeture du partage qui (c’est l’objet de ce papier et, probablement une porte ouverte mille fois déjà défoncée) vient gâcher le plaisir de la liberté. Je traversais Paris hier. En cette saison, à quelque heure qu’on sorte du bureau il est déjà minuit : la ville est noire et pleine de lumières chatoyantes, les rues remplies de monde qui parle mille langues à la fois. Pour mieux l’écouter, pour mieux la cotoyer, j’ai abandonné mon vélo pour parcourir à pied le chemin menant chez moi. Au Pont-Neuf, une lune pas encore tout à fait pleine se dessine derrière les nuages, tandis que, vers la rive gauche, la Seine flamboie sous le soleil des lampadaires. On dirait un fleuve d’or. Le spectacle est magnifique. On se croirait au-dessus du Pactole, d’un Pactole fantasmé car je pense que le vrai n’a pas cette apparence. Il y a l’air frais, le pavé humide et qui brille, tous ces touristes qui se pressent et sont émerveillés, et, au dessus de nos têtes, le faisceau du phare de la Tour Eiffel qui tournoie. La vraie peine, à ce moment (dont on se remet, bien sûr ; et, bien sûr, il y a évidemment plus grave et plus douloureux, plus terrible et plus scandaleux, plus injuste et plus dramatique) ; la vraie peine, à ce moment, est de ne pouvoir partager l’instant. En l’absence de partage (je crois que Katia n’a jamais bien compris cela, ou peut-être ne l’a-t-elle jamais ressenti, ou peut-être, orgueilleusement, n’a-t-elle jamais voulu l’accepter) ; en l’absence de partage, le plaisir de la liberté se dissout et file entre nos doigts ; il devient une sorte de fausse monnaie, de chose à jamais trompeuse et incomplète.
Dec 28, 2023
3 min
“Un coeur capable de battre à travers l’univers entier”
Pauline de Cabarrus, La déchirure, 2010 Beauvoir raconte, dans Mémoires d’une d’une jeune fille rangée, qu’elle croisa un jour Simone Weil dans la cour de la Sorbonne : ” Une grande famine venait de dévaster la Chine, et l’on m’avait raconté qu’en apprenant cette nouvelle, elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques. J’enviais un cœur capable de battre à travers l’univers entier. “ Je doute que Simone de Beauvoir ait vraiment envié, à quelque moment que ce soit, Simone Weil. Mais je ne suis pas entièrement sûr qu’il n’y ait que de l’ironie dans son propos. Que ne ferions nous pas, en effet, si nous, les êtres humains, étions vraiment capables de maintenir intacte notre attention, notre compassion, notre colère, notre indignation en dépit des distances, du temps qui passe et de tout ce qui vient semer l’oubli et détourner notre regard ? Quelle ne serait pas notre force ? Mais d’un autre côté, pourrions-nous, sans cette inattention maladive, sans cette propension viscérale à passer à autre chose, à regarder ailleurs, à nous laisser distraire, pourrions nous supporter et même simplement survivre ? Je me demande si l’oubli, l’inattention, le divertissement ne sont pas les ingrédients nécessaires à notre existence, à notre capacité d’éprouver de la joie et de surmonter ainsi la peine profonde, le désespoir, l’abattement que provoqueraient, sinon, l’état du monde, les injures et les crimes commis chaque jour contre tant d’êtres vivants, contre tant d’êtres humains, contre tant de beauté. Mais comment, dans cette inconscience salvatrice, garder l’esprit de rébellion et une chance de salut ? Elle devait sentir cela, Simone de Beauvoir, quand elle croisait Simone Weil : qu’elle était certes un peu ridicule, un peu pénible, cette jeune femme, avec cette façon de prendre tout à cœur et de verser des larmes qui ne servaient à rien ; mais aussi que sans des êtres comme cela, sans des cœurs capables de battre à travers l’univers entier, le monde était perdu. Elle devait ressentir ce tremblement des choses et ce déchirement. En illustration, La déchirure, de Pauline de Cabarrus (2010)
Dec 24, 2023
3 min
Gagner du temps
Hier, rue de Grenelle, le feu étant passé au vert depuis une demi-seconde, le conducteur de la voiture derrière moi se fait agresser par un coup de klaxon énervé, émis par la voiture qui le suit, dont l’occupant enrage d’avoir perdu cette demi-seconde. Quelle étrange angoisse que celle du temps perdu ! Elle se voit aussi chez ces personnes qui se plaignent continûment des réunions, non pas parce qu’on s’y ennuie, ce qui serait une excellente raison, mais parce qu’elles prétendent y perdre leur temps, comme si celui-ci était une denrée rare et précieuse. C’est d’autant plus curieux, me faisait observer Jasmina, que ces personnes, si parcimonieuses de leur temps lorsqu’il s’agit de réunions, sont celles qui en usent avec le plus de libéralité quand il s’agit de se répandre sur les réseaux sociaux. On croirait, à les écouter, que le temps est vraiment de l’argent et qu’utilisée autrement, l’heure passée en réunion aurait permis de décrocher des contrats faramineux ou de tripler le bénéfice de la boîte, ce dont je doute. (Et encore, je ne parle pas du bénéfice pour l’humanité, car le fait est que c’est rarement chez les éboueuses, les instituteurs ou les infirmières qu’on se plaint ainsi du temps perdu en réunion ; c’est plutôt chez les consultants et dans les bureaux d’études, dans ces métiers qui ont probablement une utilité mais plus difficile à cerner que celle des artistes, des agricultrices ou des gardiens de la paix.) Je me disais que cette obsession de l’heure gâchée était peut-être l’expression d’une conscience malheureuse : mes élégiaques du temps perdu devaient bien parfois réaliser la vacuité de leur activité ; se plaindre de la durée des réunions était probablement une facon pas trop pénible de détourner et rendre plus légère leur vague culpabilité. Que n’auraient-ils pas fait d’utile et de constructif sans le boulet de ces réunions ! Puis, revenant au conducteur colérique qui, dans sa grosse voiture, dépassait maintenant mon vélo, je me disais un peu la même chose : il devait bien savoir, au fond, que cette demi-seconde n’était rien. S’il montrait tant de dépit à l’avoir perdue, c’est que ce rien s’ajoutait à tous les autres, et qu’il venait souligner, une fois de trop, la désespérante litanie des occasions perdues. Il y a tant de choses dont nous sommes insatisfaits et dont rendons le manque de temps responsable en sachant bien, au fond, que le temps n’y est pour rien et que nous y sommes pour tout.
Dec 21, 2023
3 min
Ce qui advient (ou peut-être survient)
Lézard basilic Focalisée sur le mécanique, le reproductible, le prédictible, ce qui lui a donné une formidable puissance sur la matière et les évolutions que peuvent décrire les équations, la science occidentale a accordé peu d’attention à ce qui sort de ce champ : l’imprévisible, l’inédit, l’impromptu, ce qui advient, survient peut-être, par la seule grâce du vivant et de la liberté. Or c’est justement dans ce jaillissement inopiné, irréductible au mouvement de la grande horloge cosmique, que se dresse, contre l’entropie, la poésie des existences, que se nouent et s’entrelacent l’Histoire et les histoires. La vie est ce qui résiste : à la gravité, aux prévisions, à tout ce qui nous paraît irrémédiable ou acquis d’avance. Elle se manifeste dans l’évolution, le comportement, le mouvement de la plante ou de l’animal, qui jamais ne peut être jusqu’au bout prédit, non plus que ne peut être jusqu’au bout prédite l’orientation ultime d’une pensée. La vie est ce qui, à chaque instant, peut surprendre dans l’exercice de sa liberté. Il y a des lois, physiques, biologiques, sociologiques, psychologiques, auxquelles sont soumis tous les êtres vivants. Mais, dans le respect de ces lois, qui gouvernent sa vie, sa mort et les destins collectifs, chaque individu est foncièrement, irréductiblement libre, comme on peut le constater en s’observant soi-même, en observant le comportement d’un chat, d’un héron ou d’un bousier, en examinant la façon, toujours particulière, dont une plante se hisse vers le soleil. Je ne puis pas plus être sûr de la façon dont la joggeuse qui vient vers moi va m’éviter (par la gauche ou par la droite ? En souriant ou en faisant la grimace ?) que je ne puis l’être des réactions de Katia à mes paroles ou du prochain mouvement du basilic qui, derrière la vitre, me fixe de son œil jaune. Dans les trois cas je peux probabiliser, en tenant compte de mon expérience et de divers paramètres, mais sans que jamais cette probabilité ne se mue en certitude. À chaque instant, la vie suscite de l’inédit, rendant caducs nos scénarios et créant de nouveaux possibles, qui n’avaient pas été envisagés. Les systèmes physiques et mécaniques ont des points de basculement au-delà desquels les règles changent ; chez les êtres vivants, chaque instant est point de basculement ouvrant sur l’inconnu. Ainsi avais-je commencé ce papier avec une idée précise qui peu à peu s’est diluée jusqu’à totalement disparaître. Je ne sais plus où je voulais en venir. Je suis allé, le nez au vent, là où mes pas me menaient. J’ai erré mais n’ai pas perdu mon temps. Peut-être retrouverai-je un jour ce que je voulais dire. Et si je ne le retrouve pas, c’est sans doute que le temps est passé, ou qu’il n’est pas encore revenu. Car l’important, la poésie du monde et le sel de la vie n’est pas dans ce qui demeure mais dans ce qui advient (ou peut-être survient).
Dec 17, 2023
4 min
Le beau combat pour l’égalité
Il est des inégalités que nous connaissons tous parce qu’elles sont placées sous le feu des projecteurs et d’autres qui, pour être moins visibles, et parfois même insoupçonnées, n’en sont pas moins profondes et scandaleuses. Ainsi, les inégalités territoriales en matière d’ouverture de casinos, qu’une loi parue ce matin au Journal officiel vient justement, sinon totalement réparer (Rome ne s’est pas faite en un jour !), du moins un peu combler. Grâce à ce texte, qui vient modifier l’article L. 321-1 du code de la sécurité intérieure, pourront désormais bénéficier d’une autorisation temporaire d’ouvrir un casino, outre les communes déjà autorisées, celles “sur le territoire desquelles sont implantés, au 1er janvier 2023, le siège d’une société de courses hippiques ainsi que le site historique du Cadre noir ou un haras national où ont été organisés au moins dix événements équestres au rayonnement national ou international par an entre le 1er janvier 2018 et le 1er janvier 2023” (ce qui paraît relativement précis) ; et celles, “à raison d’une par département frontalier, où aucun casino n’est autorisé à la date de la demande d’une commune classée commune touristique, membre d’une intercommunalité à fiscalité propre de plus de 100 000 habitants.” (la formulation est alambiquée et je ne suis pas certain d’en saisir le sens). Certains semblent parfois s’interroger sur la volonté réelle de nos gouvernants de lutter pour plus d’égalité. Shame on them. On peut, dans l’ombre, sans tambour ni trompette, sans chercher à attirer sur soi les gros titres, faire avancer les choses et réduire les inégalités territoriales qui, insidieusement, sapent l’unité de la République. La preuve en est faite.
Dec 15, 2023
2 min
Oser trahir
André Sureda, Les derviches turcs tournant (c) Musée Rolin, Autun Traduttore traditore : qui traduit trahit toujours un peu ; et qui se refuse absolument à trahir jamais ne pourra traduire. Il faut, pour traduire, accepter de changer un instant de point de vue, vouloir sortir du cocon, de la familiarité, mais aussi de la discipline d’expression et de pensée que crée et en quoi consiste le “génie de la langue”, cette façon particulière que nous avons de dire et de bâtir le monde en le disant. Tout peut probablement être dit dans toutes les langues mais pas de la même manière ni selon le même cheminement. Ce n’est pas seulement question de mots, de syntaxe, de grammaire et de déclinaisons ; non plus que de sons, de rythmes et de rimes. La langue crée des catégories, des genres, des affinités, des oppositions, des subjectivités ; elle construit ce qu’elle décrit et organise le monde selon les règles de sa syntaxe. Traduire, en s’extrayant du cocon de sa langue, c’est briser la chrysalide du sens commun (au sens de partagé) pour permettre à la pensée, à une pensée qui se transforme dans cette métamorphose, de prendre son essor pour embrasser un nouveau monde. Ceux qui se refusent à tout compromis, à toute compromission, à tout écart vis-à-vis de la parole originelle, de la façon orthodoxe – à chacune et chacun orthodoxe – de considérer les choses, jamais ne traduiront, comme jamais ils n’aimeront, ni ne permettront que se rapprochent et tentent de se comprendre deux pensées étrangères. Arc-boutés sur leur vision, leur structuration du monde, ils n’imaginent pas qu’une autre vision existe, ou plutôt ils le refusent. Ils constatent que cette autre vision existe mais lui dénient toute consistance, toute rationalité, toute légitimité. Et tournant sur eux-mêmes comme des danseurs soufis, ils tombent dans le vertige d’eux-mêmes. C’est pourquoi il faut parfois oser trahir, se refuser à la discipline des partis, des camps, des familles, des siens ; ne pas se laisser enfermer par les injonctions à la fidélité qui tournent et tournent comme des cercles, des spirales vicieuses qui engloutissent toutes les bonnes volontés, et détruisent dans leur course tous les ponts qu’on avait tenté de lancer pour relier les rives opposées.
Dec 13, 2023
3 min
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